Veille : Jojo, le gilet jaune — Danièle Sallenave
« Il y a ce que disent les Gilets jaunes. Il y a surtout ce qu’ils révèlent. Cette manière de parler d’eux, dans la presse, les médias, les milieux politiques, sur les réseaux sociaux ! Une distance, une condescendance, un mépris ».
Danièle Sallenave aborde ici le sujet des Gilets jaunes, « ceux qu’on ne voit pas et qui parfois se révoltent », les absents de la « scène publique » qui ramènent par leur mouvement le social dans la politique française, ceux qui poussés en zones périurbaines « habitent souvent des maisons individuelles groupées à la sortie des anciens villages » et qui n’ont « jamais manifesté auparavant ».
En face d’eux, elle décrit une classe politique qui pointe « la violence des pauvres qui se révoltent, jamais la violence des riches ». Une violence qu’elle désigne comme étant économique, institutionnelle, mais également culturelle, qui « atteint les gens au plus profond de leur esprit et de leur corps« . Elle déplore une école « qui ne parvient pas à mieux former les enfants des couches populaires ».
L’élite culturelle française « qui se dit de gauche » apparaît en déconnection totale avec le quotidien des Gilets jaunes. Représentants du monde de l’art, du journalisme, de la littérature abordent « la France des ronds-points, son mode de vie, ses loisirs sur un ton de commisération ». Une « fracture culturelle » violente, résultat de l’échec et de la disparition depuis les années 90 des « grands débats sur la démocratisation culturelle » et de « l’éducation populaire ». Au reproche qui est fait de ne jamais trouver « chez les Gilets jaunes aucune revendication portant sur la culture », Danièle Sallenave rétorque l’absence des musées, bibliothèques et cinémas dans les zones pavillonnaires. Parfois, c’est même le manque de transport « qui éloigne de tout ». Elle rappelle justement qu’on « ne réclame pas ce dont on’a pas fait l’expérience » et pointe des initiatives éparses comme les boites à livres, qui « sans (les) accompagner d’une politique culturelle active » sont des coups d’épée dans l’eau.
« Mettons des livres partout, mais surtout faisons en sorte qu’ils soient lus. Rendons la culture présente, et désirable, si nous voulons qu’on en réclame davantage ».
Loin d’être un phénomène nouveau, Danièle Sallenave rappelle qu’en 1968 déjà, Francis Jeanson pointait dans la Déclaration de Villeurbanne « l’indifférence des non-cultivés dont les cultivés se soucient peu ». Pour parler de la situation aujourd’hui, elle cite Michel Guerrin qui dans un entretien au Monde en janvier 2019 explique « les Gilets jaunes ne sont pas invités au banquet urbain. Le public de la culture institutionnelle est constitué de spectateurs aisés, éduqués à droite comme à gauche ».
« L’erreur, voire la mystification, d’une politique culturelle menée par la droite et par la gauche durant toutes ces dernières années, c’est de croire qu’on pourra résoudre la facture culturelle seulement par une proposition croissante de « biens culturels ». »
Danièle Sallenave rappèle que l’offre culturelle en France est certes considérable : « 2,2% du PUB, 16 000 lieux de lecture publique, 500 librairies labellisées, 1 200 musées de France, 2 000 cinémas, 440 lieu de spectacle labellisés, etc. », mais déplore les chiffres alarmants des pratiques culturelles : « 16% seulement de Français sont inscrits dans une bibliothèque, 6 millions seulement ont assisté à un concert », « les chiffres de la lecture se sont effondrés chez les moins de 30 ans » et 52% des plus de 15 ans « ne fréquentent pas ou de manière exceptionnelle, les équipements culturels ». On identifie une majorité au sein des couches populaires (ouvriers, bas niveau de diplôme…) de français « à l’écart de la culture ».
Elle rappelle l’âge d’or de la politique culturelle menée par le parti communiste :
« Refusant la conception « d’une culture au rabais » déstinée à distaire les classes populaires pendant que se développerait un « art produit de luxe réservé à une élise sociale ou intellectuelle », les communistes français ont inscrit très tôt dans leur programme que la culture est révolutionnaire, que la ségrégation culturelle redouble les maux dont souffrent les populations soumises à une ségrégation sociale, économique, spatiale. »
Et les propos de Vitez quant à une théorie du « ruissellement » en matière culturelle : « la culture ne se diffuse pas par cercles concentriques selon un processus continue. Il faut construire des rapports entre les expériences quotidiennes et le théâtre ».
Parallèlement à ce portrait préoccupant du milieu culturel, Danièle Sallenave s’attaque au système éducatif. La reproduction des élites est plus que jamais notable, l’ascension sociale un miracle. Une étude menée en 1995 par Claude Thélot soulignait que « la proportion des jeunes d’origine « populaire » dans les quatre grandes écoles retenues (Polytechnique, l’École normale supérieure, HEC et l’Ena) avait beaucoup diminué : environ 29% des élèves dans la première moitié des années cinquante, 9% aujourd’hui » (1995). « Une forme d’aristocratisme inavoué se dessine ».
En haut, une élite de masse (en gros, un tiers de la population), s’est repliée sur elle-même : les diplômés du supérieur sont assez nombreux pour vivre entre eux. Symétriquement, les gens restés calés au niveau de l’instruction primaire se sont aussi repliés. Ce processus de fragmentation sociale s’est généralisé au point de faire émerger un affrontement des élites et du peuple. – Émmanuel Todd, Libération, septembre 2017
Elle pointe les effets conjugués d’une « crise de l’éducation et de l’économie » qui a mis fin à tout espoir « dans la double logique de l’ « ascenseur social » et de l’ « élitisme républicain ». »
Le temps est maintenant celui de son redressement d’inspiration libérale afin de permettre aux élites économiques de se reproduire, tout en assurant la formation minimale de futurs exécutants flexibles.
Un rapport de l’OCDE révèle qu’ « il faut désormais à des pauvres, six générations pour atteindre un niveau moyen ».
En conclusion de ce portrait sombre de notre société, Danièle Sallenave rappelle que la « protestation des Gilets jaunes » est « une demande de justice, de dignité, d’égalité, portée par une catégorie de Français qu’on n’avait pas l’habitude d’écouter, ni d’entendre ».
Les peuples veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. – Tocqueville en 1840