Veille : Heureux les créateurs ? — Paul Ardenne (2016)
Paul Ardenne propose ici un recueil d’articles portant sur les trois M : “Musée, Marché, Milieu” et dresse un panorama du “système de l’art contemporain” avec ses acteurs, ses artistes, ses galeries, ses musées, ses critiques et son star-système.
Depuis les années 1980, l’art contemporain connait ce que l’on pourrait appeler une “période de grâce” avec une explosion de l’offre : nombre d’artistes, d’expositions, de publications, de foires, de biennales, de professionnels de l’art en tout genre… Alors que l’artiste est le premier maillon de la chaîne créative, la nourrissant de sa production, il a progressivement perdu le pouvoir au profit des critiques d’art, commissaires d’exposition, marchands et autres collectionneurs qui détiennent l’ensemble des espaces d’expression (critiques, d’expositions, institutionnels, matériels). Cet écosystème devenu décideur fait ainsi valoir sa conception de la création, sa vision de l’art et, de fait, instrumentalise la production artistique. D’après Paul Ardenne, cela entraîne depuis quelques années dans les pays occidentaux une forme de démocratie de l’expression sous supervision institutionnelle, l’avènement d’une liberté artistique sur fond de pensée consensuelle.
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L’art contemporain comme concept élastique : l’expérience plus forte que la valeur
Il convient de définir pour commencer ce qu’englobe la création contemporaine dans sa grande diversité de formes artistiques : dessins, art technologique, performance, installation, vidéo d’exposition, sculpture… sans limitation de gestes ni de méthodes. Elle s’exprime dans un territoire de plus en plus étendu et tend à devenir omniprésente dans l’espace public.
D’après Paul Ardenne, depuis un siècle, la notion d’ “art” est devenue un concept élastique, marquée par la révolution du “readymade” et du “tout-art” impulsée par Duchamp. Le système des avant-gardes artistiques n’a cessé de remettre en cause les conventions, aboutissant à la situation actuelle : le concept d’art contemporain englobe aussi bien l’idée que l’art a vocation au sublime comme à la dégradation et leur accorde la même importance symbolique, abandonnant toute hiérarchie conceptuelle.
Tout devient alors égal et le système de valeurs s’en trouve ébranlé. On donne désormais l’avantage à l’ “expérience” sur la “valeur” (cf le concert d’aspirateurs de Wolf Vostell) recherchant avant tout “la nouveauté dans l’histoire des expressions humaines”, l’audace, l’inattendu, le radical, l’innovant (cf le tandem Tixador et Poincheval). D’après l’auteur, l’art fait toujours plus fort, plus grand, plus neuf, plus original et plus radical dans une volonté démonstrative. L’art monumental est une manifestation de cette dérive, proportionnellement inverse à toute valeur symbolique et toute puissance intellectuelle.
Par l’augmentation de la taille des productions artistiques et l’effet hyperbolique produit sur le spectateur, l’art “s’énonce avec autorité”, “parle haut” et semble rappeler l’homme à la déférence “pour ce qui le dépasse”.
“Tout ce qu’a de faible cette proposition plastique, en particulier son caractère bêtement dualiste (…), se voit bien mieux.”
Tout ici est affaire de rapport entre le spectateur et l’objet disproportionné : accentuation psychologique, domination-soumission, mépris du spectateur…
Après un siècle d’expériences, d’audaces, de surenchère (le readymade, la Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, l’exposition du vide d’Yves Klein, le bruit décrété musique par Luigi Russolo, le silence devenu poème symphonique avec John Cage…), il semblerait que “quelque chose arrive en butée, en bout de course”, “que l’exploration cesse d’explorer”.
En quête de sens, on assiste à un glissement d’un “art-pour-le-monde à un art-pour-mon-corps”. D’après Paul Ardenne, l’art se substitue alors à l’artiste : “L’art c’est moi. Moi l’artiste, moi le créateur, je suis l’art parce qu’il n’y a plus d’autre mesure qui tienne que la mienne propre, celle de mon corps, celle de ma vie”. On assiste à l’avénement d’un corps-art, les artistes développant des projets autocentrés, intimes, obsessionnels…
La principale limite de cet art-vie est certainement celle d’avoir “interdit la limite”. Comme c’est l’artiste et lui seul qui décide ce qui fait art, l’art peut donc désormais être tout et n’importe quoi.
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De l’art entre les murs…
Depuis l’antiquité et jusqu’à l’âge classique, le spectacle vivant a toujours occupé l’espace public (cf. le théâtre grec antique ouvert assimilé à une agora symbolique). Le XVIIème mettra fin à cette pratique en plaçant la création scénique sous tutelle monarchique, et “aboutira au grand renfermement de l’expression théâtre et choréique”.
On assiste alors à la naissance de la salle de théâtre conventionnelle, à l’accès contrôlé et hiérarchisé, nouveau décor de représentation sociale.
“À l’âge classique, on n’enferme pas que les fous, on soustrait aussi la création à son public ordinaire, en la claquemurant pour en réserver le privilège aux élites”.
Du côté des arts plastiques, le XIXème siècle est marqué par l’apparition d’une nouvelle préoccupation : les artistes cherchent à sortir de l’institution et à prendre leur autonomie pour ne plus dépendre de l’académisme, des Salons officiels et du système de l’atelier. Une des conséquences de cette autonomisation : l’enfermement des œuvres et le retour au musée. “Elle isole de nouveau l’art du public, elle le spécialise à l’excès, elle tend à le rendre étranger à la culture collective”.
Depuis les années 60′, on assiste à une nouvelle recherche de mobilité avec l’émergence notamment du théâtre de rue. L’objectif est de sortir des “lieux identifiés, emblèmes du pouvoir économique ou symbolique”, “déserter ces périmètres sacrés de la médiation artistique” que sont les musées, “échapper aux structures instituées”…
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…à l’art dans l’espace public
Le concept d’ “espace public” prend place dans les villes post révolution industrielle. Selon Paul Ardenne, l’art public investi ce nouvel espace, facilitant la rencontre en prise directe avec le public et s’émancipe de la commande officielle (cf l’élévation de statues dans les squares).
On assiste à la naissance de l’intervention artistique et du happening, la rue devenant un “atelier sans murs” (Jean-Marc Poinsot). En investissant la rue, l’art s’extrait physiquement des lieux traditionnels d’exposition : musées et galerie. Hors de toute directive, le geste est libre et l’artiste peut s’approprier l’espace physiquement.
D’après Pierre Restany :
Le statut platonicien de l’image n’a vraiment été contesté qu’à partir du moment où l’expansion de la culture urbaine nous a fait passer d’un art de la représentation à un art de l’appropriation du réel, c’est-à-dire de sa présentation.
D’essence démocratique, l’art public raccourcit la distance entre l’artiste et le spectateur et s’adresse directement à l’usager de la rue, faisant de chaque passant un spectateur.
Il est l’indice d’une volonté d’agora, d’une dé-hiérarchisation. On notera les productions militantes, idéologiques et anti-institutionnelles : les interventions de Krzysztof Wodiczko, le collectif Superflex, Sylvie Blocher et le collectif “Campement Urbain” à Sevran-Beaudottes…)
Parallèlement, on notera l’émergence et la valorisation de l’action modeste, dite de faible impact, faisant glisser l’art public vers une forme de “micropolitique”, loin de tout héroïsme.
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Redéfinition des frontières et pratiques entre espace public et espace privé
Aujourd’hui, l’espace public est bouleversé, d’après l’auteur. Ses contours, délimitant la sphère privée et publique, ont progressivement été redessinés par les médias traditionnels (TV, radio) et totalement floutés par l’apparition d’internet. La frontière entre vie privée et espace public n’est plus une affaire de territoires physiques et devient une conception immatérielle.
Les deux sphères s’interpénètrent constamment : l’espace privé est exposé à l’espace public via les médias qui participent à sa “publicisation”, et l’espace public se retrouve de plus en plus privatisé “à force d’administration, d’urbanisme et de contrôle”.
Un exemple criant de cette privatisation de la ville étant l’assignation en justice des artistes anti-pub, agissant au nom de la démocratie et défendant l’espace public comme un bien collectif avant d’être le bien d’entreprises privées.
En dépit de cette recherche d’ouverture dans l’espace public, le rapport qu’entretien malgré lui le spectacle vivant avec son public depuis la période classique (enfermé dans des salles tenues par l’Institution), et le contrôle grandissant de l’espace public par les instances de pouvoir (public et privé) ont fini par faire du site urbain, une gigantesque salle de spectacle, un multiplexe, d’après l’auteur. On est moins dans “la rue que dans un espace-temps lui-même homogénéisé, où ce que l’on appelle la rue s’apparente en réalité à un espace scénique élargi”.
Aujourd’hui, ce sont plus des représentations théoriques, économiques et sociales qui dressent les barrières qui “claquemurent la représentation indoors”. Cf l’exemple donnée par l’auteur des billets d’entrée au coût “incroyablement bas” de spectacles dans des scènes prestigieuses de l’ex URSS. Ce “coût modique” rendait réellement accessible à tous les salles et les spectacles.
“Ici, tout se passait comme s’il n’y avait plus de murs, plus de barrière ni symbolique, ni de classe, n’importe qui, à très bas coût pouvant se permettre d’accéder à une culture dont la fréquentation assidue commande d’ordinaire des sacrifices matériels.”
Ainsi, dire aujourd’hui que la rue est “par excellence le lieu du public est aujourd’hui une ineptie. Il y a longtemps que les grands débats de société n’ont plus lieu dans la rue mais sur les plateaux de télévisions, au sein du cyberspace, (…)”. Du côté de l’art, “la plupart des spectacles outdoors, ne sont pas forcément, (…) des spectacles de type “art public”. Ce sont des spectacles ordinaires exécutés outdoor, plutôt. Ça n’a évidemment rien à voir avec une création dite “contextuelle”, (…).”
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L’art visible vs art furtif dans l’espace public
L’art furtif émerge dans les années 60, sans manifeste, et propose un rapport libérateur de l’art à la société. En œuvrant caché, l’artiste s’émancipe des conventions, du système de l’art et de ses attentes normées, d’après l’auteur. L’artiste invente son propre statut et laisse faire connaître son travail “après coup” (via les galeries, médias, etc.). “La furtivité s’apprécie rétrospectivement”. L’artiste cherche a être cru par le passant devenu spectateur à son insu (cf les interventions de Nadia Bensallam, Laurent Sfar, Jens Haaning…) et permet ainsi à l’artiste d’éviter les écueils de l’art public cités plus haut.
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Éducation, liberté et art : “Transmettre l’art, transmettre la liberté”
Le sujet de l’éducation artistique a toujours fait l’objet de débats, depuis l’antiquité avec les philosophes et rhéteurs grecs, jusqu’à l’époque moderne avec Kant, Herder, Roger de Piles, Steiner, Gropius…
La question est de savoir ce qui doit être enseigné ou non dans l’art : la technique, l’académisme, la formation du goût ; au risque de tomber dans le conditionnement, la normalisation, la soumission au contrôle qui entravent la créativité (idées soutenues par le dadaïsme, Asger Jorn, Jean Dubuffet, John Cage etc.)
En contexte démocratique, l’éducation générale a pour but la liberté individuelle et collective, au sein de la société. Il s’agit de garantir un épanouissement individuel qui n’attente pas à la loi générale et au contraire, la renforce.
“Le démocrate en nous le dit et le répète : accroître poétiquement, esthétiquement, singulièrement, collectivement, politiquement, sa propre liberté, c’est accroître de concert le périmètre de la liberté générale”.
D’après Paul Ardenne, les états démocratiques à défaut d’être “les plus innovateurs” et “effervescents” en art, offrent au créateur la liberté de renverser constamment toute stabilité artistique établie (cf Roméo Castellucci qui supplante Edward Bond qui supplante lui-même Bernard-Marie Koltès qui supplantait alors Augusto Boal, Thaddeus Kantor et Jerzy Grotowksi).
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L‘écrivain d’exposition, le critique d’art-commissaire star
Le commissaire-partenaire, né des années 70′ n’est pas reconnu pour ses capacités de théorisation mais pour sa relation d’exception et solidaire avec l’artiste. Les années 80-90′ voient apparaître une nouvelle figure, le “Cultural Industry Curator”, à la fois compétent en art et bon communiquant, il a un réseau mondialisé et est de plus en plus influent. Enfin, les années 2000′, ont vu apparaître un star system curatorial, composé d’ “écrivains d’exposition” et autres “artistes d’artistes”…
D’après Paul Ardenne, la critique d’art cesse dès lors d’être l’expression d’un “simple avis sur l’art”, elle devient sa mise en perspective, une mise en scène du “point de vue du maître”, de “celui qui dit la vérité sur l’art”.
« Pour ces nouveaux “écrivains d’exposition”, les mots sont “les œuvres d’art, et à travers les œuvres, les artistes mêmes, qu’ils utilisent les uns comme les autres pour mener à bien leur fonction. Mais il y a plus. En “écrivant” des “expositions”, en choisissant le thème de celles-ci, en sélectionnant le artistes censés illustrer au mieux les thèmes de ces expositions, ces critiques-curateurs écrivent aussi l’équivalent d’une histoire de l’art vivant.”
Dans l’industrie culturelle, le critique-curateur sert des intérêts avant ses propres convictions : la propagande politique, la recherche d’un consensus minimal, la politique d’image de l’institution, la séduction culturelle, le marché de l’art… Il réduit l’artiste au rôle de “faire-valoir”, se plaçant au-dessus de lui, il est “l’artiste en majesté”, le “sur-artiste”. Cette évolution tend ainsi à placer la critique avant l’art et le vampiriser.
Néanmoins nécessaire, il peut apporter de positif une “vision” qui “met de l’ordre dans le désordre de la création réelle” et “met en forme de manière claire une création artistique qui ne l’est pas dans les faits”.
Dans le pire des cas, “son premier objectif n’est pas la gloire de l’art mais la sienne propre”, il fait valoir son statut supérieur dans “l’indifférence à toute rigueur conceptuelle”, il segmente l’art et ainsi discrimine, il sacre et désacre au besoin les artistes pour gonfler sa propre popularité et pour fonder progressivement sa “mythologie personnelle”.
Enfin, ultime effet pervers de son pouvoir, les artistes se conforment progressivement aux attentes de ce représentant de l’institution (cf les vidéos de Jakup Ferri dans le cadre de la biennale d’Istanbul en 2005, “Jen ai pour tous les goûts”).
“Si la critique domine à ce point l’art, n’est-ce pas tout bien pesé parce qu’elle est devenue plus excitante, plus intéressante qui l’art lui-même ? Au juste, qu’est ce qui nous passionne, dans l’art vivant, ce que nous voyons ou ce que nous pouvons en penser ?”
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3 conclusions de l’ouvrage
“L’art est libre” : la démocratie et la liberté qu’elle permet progressent dans le monde. L’artiste libéré “ne se fait plus dicter sa poétique.” Il développe ses projets hors de toute censure et l’institution diffuse ses production.
“L’art est sous influence” : malgré un contexte démocratique favorisant une forme de liberté, l’artiste est rarement “rebelle”. Intégré dans une économie qui “pèse à présent des milliards de dollars”, il participe à un processus de reconnaissance et d’élection biaisé “qui valorise d’abord l’artiste en phase avec les préoccupations de l’économie de la culture”. Évalué, sélectionné, choisi parmi les autres artistes du moment par une “phalange curatoriale” composée de commissaires d’exposition, curators, jury spécialisés… sera favorisé le politiquement opportun, la forme gentille, celui qui chante la paix et le bien.
“L’art est envahissant” : l’art est désormais partout. Dans les institutions dédiées, mais également dans sa version dématérialisée, accessible dans les espaces privés comme dans l’espace public (gare, grille des jardins publics, sites désaffectés…), “l’art envahit tout”. Les artistes s’emparent “de tout l’espace existant”, les “pouvoirs publics” programment partout (“fièvre de l’esthétisation à outrance et du festival permanent”) mais également les “grands privés” et autres mécènes qui “en viennent à décorer, outre leurs propres demeures, l’espace collectif en lui imposant leur sens du beau et de l’esthétique”. Cette “surcharge symbolique” aboutit progressivement à “un enfer climatisé — tous cultivés jusqu’au bout des neurones mais tous soumis, abrutis par la culture même et non pas rendus libres par sa fréquentation en principe émancipatrice.”
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Quelques citations choisies :
– “Il est certain que l’art public, que le citadin n’a d’autre choix que subir, constitue bien un élément de “pollution”, une qualité qu’il doit à sa sur-présence, à son autorité, à sa fréquente arrogance en termes de visibilité…” — Daniel Burren
– “L’œuvre d’art change le lieu où elle est installée, le lieu change l’œuvre d’art” — Daniel Burren
– “La réalité est finie, limitée, là où le désir est infini, illimité.” — Georges Bataille
– “Être libre est toujours moins vivable que ne pas l’être” — Paul Ardenne
– “Voilà qui impose d’y faire taire tout ce que notre corps porte et secrète de pulsions liberticides, d’amour de la soumission, de veulerie et de faiblesse volontairement consentie dès qu’il s’agit de s’engager contre l’oppression” — Paul Ardenne
– “Ceux-là sont nos ennemis (…). Des figures non de l’avancée mais de la stagnation, des adeptes non du pas de côté mais du pas en ligne.” — Paul Ardenne