Veille : Pour une politique du spectacle vivant — Fabien Jannelle (2016)
Fabien Jannelle réunit dans cet ouvrage une sélection d’articles accompagnés de reflexions autour de la politique du spectacle vivant et des différentes crises que rencontre le milieu depuis une vingtaine d’années.
Dans la préface, Bernard Latarjet rappelle les bases de la politique du spectacle vivant qu’ils défendent conjointement : concilier l’exigence de la création et celle de l’action culturelle, la découverte de nouveaux artistes et l’élargissement de leur audience. Ces objectifs font face depuis les années 90 à une augmentation de l’offre de spectacles plus rapide que celle des publics et des moyens budgétaires alloués, provoquant déficit et crise. Face aux difficultés de financement des productions, on constate une hausse des prix de vente, une insuffisance des tournées et des séries, une diminution du nombre de représentations de chaque spectacle, une érosion des publics… et ainsi de suite. La crise s’organisant autour de la figure ternaire : production (création), diffusion (représentation) et la destination (public).
Plusieurs pistes d’amélioration pour sortir de cette spirale sont proposées dans cet ouvrage : en priorité la définition en amont par le ministère de ce qu’est le théâtre public, le renouvellement d’une politique du spectacle vivant et la réorganisation profonde des missions entre institutions et organismes (collectivités territoriales, Pôle emploi, Afdas, réseau des Instituts français à l’étranger…) ; la définition à l’intérieur du ministère d’une politique et d’objectifs adaptés à chaque discipline ; la mise en place de contrats d’objectifs pluriannuels et d’engagements à respecter en terme de production, coproduction et de diffusion ; le développement d’actions d’éducation, de médiation et d’élargissement des publics conjointes ; la relance de politiques d’élargissement des publics en inscrivant la question des séries parmi les obligations des établissements ; la simplification / refonte du système des labels, l’unification du réseau des scènes nationales avec celui des scènes conventionnées ; enfin, la redéfinition au cas par cas des missions de chaque institution.
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La crise de la surproduction
Les années 80 ont été marquées par un repositionnement faisant de la création un enjeu central (“le tout création”) et qui s’est accompagné d’une forte augmentation du nombre de compagnies professionnelles. L’objectif était de “permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leur talent…”. Parallèlement, l’aménagement du territoire connait un essor sans précédent (centres dramatiques nationaux, scènes nationales, nouveau label de “théâtres missionnés”, théâtres et centres culturels municipaux, nouveaux festivals….) mais qui reste insuffisant face à l’offre artistique. On encourage la production, accordant la primauté à la création sur la diffusion, et on arrive à un état de surproduction de spectacles qui ne tournent pas suffisamment et ne rencontrent qu’un public restreint.
Cette distortion de l’offre induit, entre autres, des effets pervers de recherche de “singularisation de l’activité de l’établissement autour du projet artistique du directeur”, impliquant souvent des “politiques distinctives visant avant tout la reconnaissance des pairs et de la presse”. “La reconnaissance des tutelles s’alignant, les directeurs se sont installés dans une position proche de celle de l’artiste : ma subjectivité, mon œuvre, mon rapport au monde…”. Cette tendance qui encourage les créations et autres “exclusivités”, est lourde de conséquences sur l’exploitation des spectacles et l’organisation des tournées de territoire.
Face à cette crise, il s’agirait de réguler la production des créations par un financement et un accompagnement adapté permettant aux compagnies de travailler dans de meilleures conditions, de réaliser des tournées significatives et ainsi de trouver leur public. Par ailleurs, la relation morale des directeurs d’institutions avec les artistes s’est dégradée, or c’est de partenaires impliqués dont ont besoin en priorité les artistes. “On connaît les anecdotes qui circulent entre les professionnels sur untel qui ne voit pas les spectacles qu’il programme”.
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De la “culture pour tous” à la “culture pour chacun”, démocratisation culturelle et crise du public
Le passage de Frédéric Mitterrand a marqué les esprits à son arrivée au ministère de la Culture par la permutation des mots de tous par chacun façon Sarkozy.
“L’un parle de rapprochement, de rencontre, de confrontation quand les autres souhaitent des trucs enfin “accessibles” à “ces gens-là” qui sont intimidés par ces œuvres élitaires et bien trop compliquées pour eux.”
Concernant les politiques dites de démocratisation, on observe d’une part le mépris et la marginalisation du “socioculturel” au sein des institutions, et d’autre part, un désintérêt du public voir un rejet de l’institution considérée comme élitaire, ennuyeuse et poussiéreuse à l’ère de l’entertainment. On assiste alors à l’émergence d’une pensée populiste qui “culpabilise et instrumentalise les artistes”, au profit de fêtes et du divertissement qui “s’illusionnent d’un éphémère et prétendu consensus social”.
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Révolution technologique et nouvelles formes de concurrences
La révolution technologique et l’essor des industries culturelles entraînent de grands bouleversements dans la création artistique et les pratiques culturelles. De nouveaux champs et disciplines émergent, s’accompagnant de pratiques culturelles de plus en plus hétérogènes, d’une consommation en sphère privée et immédiate avec un passage permanent du “cultivé” au “populaire”. On assiste à un élargissement du périmètre de la “culture légitime”, intégrant le cirque de création, les arts de la rue, les musiques actuelles… et une diversification des intérêts du public. Déjà en 2004, l’étude de Bernard Lahire montrait qu’une même personne pouvait à la fois être spectatrice d’un classique à la Comédie-Française, d’une performance dans un lieu alternatif et d’un concert de rock dans une salle de musiques actuelles. Ces nouvelles formes de pratiques culturelles complémentaires impliquent une concurrence et ont une forte incidence sur la fréquentation des théâtres.
Pour pallier cette nouvelle concurrence, il faut soit élargir le public (par une politique de démocratisation culturelle actuellement délaissée) soit solliciter encore plus le “public réel” qui fréquente déjà les théâtres. Pour cela, les lieux se lancent dans des stratégies d’abonnement et de “plans marketings vidé de tout contenu affectif et politique”. De leur côté, les programmations de lieux construisent des saisons tirées par des locomotives aguicheuses et augmentent le nombre de spectacles tout en réduisant le nombre de représentations afin de répartir le public réel et ainsi d’augmenter son panier moyen… On passe de la “notion de projet artistique à celle de programmation”.
Par ailleurs, un effet de concurrence émerge également entre disciplines et donc entre les spectacles d’un même lieu. Trop de généralisme nuisant aux identités mêmes des lieux, on pourrait imaginer une meilleure définition des projets artistiques de chaque établissement.
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Le sacro-saint “Taux de remplissage”
Un des points essentiels dans la façon dont les établissements abordent la question des publics est le fameux “taux de remplissage”, souvent unique critère d‘évaluation fixé et qui s’accompagne d’une étonnante méconnaissance du public. La priorité en toute logique serait de commencer par financer des études de publics pour comprendre leurs pratiques, leur rapport à l’établissement et ainsi mieux les connaître. Sinon de quoi parle-t-on quand on dit que la salle est pleine ou vide ? Vide ou pleine de qui ? Selon quels critères et par quelle méthode ? Celle du doigt mouillé ?
“Dans la société actuelle, avec les mutations profondes que connaissent les pratiques culturelles, comment pouvons-nous espérer gagner de nouveaux publics et fidéliser plus encore celui que nous avons, si nous ne savons pas qui est dans la salle et par déduction qui n’y est pas !”
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Quelques citations de choix :
– “L’art est éducateur en tant qu’art, mais non en tant qu’ “art éducateur”, parce que dans ce cas il n’est rien et que le néant ne peut éduquer” — Gramsci
– Le rayonnement de la culture et sa rencontre avec les citoyens est d’autant plus “indispensable aujourd’hui que , sur le monde entier, en face des immenses puissances de rêve qui contribuent à écraser les hommes, soit données à tous la seule possibilité de combat aussi forte que celle des ténèbres.” — André Malraux, discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens, le 19 mars 1966
– “L’ambition est d’avilir la poésie, de lui retirer toute efficacité, toute valeur d’exaltation pour lui donner le rôle hypocritement consolant d’une sœur de charité” — Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, 1945
– “Il n’est pire sourd, on le sait, que les possédants. En tout domaine, la privation est ce qu’on peut le plus difficilement rendre sensible à ceux qui sont nantis” — Henri Michaud (article “Cobaye céleste” — Libération)
– “La réponse est le malheur de la question” — Maurice Blanchot
– “En s’adaptant à la faiblesse des opprimés, on justifie dans une telle faiblesse les conditions de domination qu’elle présuppose” — Adorno
– À propos du personnel de la culture : “On connaît la blague de la recette du “quatre-quarts” : un quart de dépressifs, un quart de bras cassés, un quart d’indifférents et un quart de motivés.” — Fabien Jannelle
– “Dans l’abri, on peut s’inventer des espaces loisibles tandis que l’édifice impose d’emblée une mise en scène” — Antoine Vitez, “Abri ou édifice”
→ En savoir plus : Le rapport Latarjet